Le cauchemar...
Ce cauchemar. J'en ai fait un texte, pour la consigne de Jean-Paul Gallibert, dans "Interludes",
Soit "Ecrivez quelque chose de faux, qui ait l'air vrai".
Nous sommes toute une population sur un immense quai de départ -ou d'attente- dans un port. Autour de moi, on parle le français et le néerlandais. Nous avons été raflés. L'inquiétude est palpable, parce que nous savons que bientôt, un groupe d'hommes va sortir d'un baraquement là-bas, surélevé, qui se découpe sur un ciel bleu, parmi toute cette angoisse générale. Et ces hommes vont dire qui va pouvoir vivre et qui disparaîtra.
Je suis seule. Peut-être assise, peut-être debout. Je regarde autour de moi pour voir s'il y a des personnes que je connais. Non. personne. Je ne sais pas où est ma famille. Réduite ma famille. Alors, les hommes sortent, porte-voix à la main et ils commencent à épeler les noms. Des gens s'écroulent, parce qu'ils ne sont pas appelés. Des femmes éclatent de joie. J'ai de plus en plus peur, dans ce port où tout pourrait parler de mer, de bleu, de - mais je m'égare.
Ce n'est pas dit, mais je soupçonne que ceux qui ne sont pas appelés - 9 sur 10 peut-être, seront exterminés. Comment? Je ne sais pas...
Et là, j'ai entendu mon nom. Après M. et Mme X, mes parents (mais où sont-ils? Ma mère est pourtant morte) - l'on épelle mon nom, en me disant: "vous avez le droit de prendre trois livres et d'embarquer." Trois livres, absurdité.
Pourquoi des livres et pourquoi trois? Les livres, ce n'est pas tellement leur truc. Surtout des livres en français...
J'attends, décontenancée. Et mon fils? Mon fils a trente ans, il parle trois langues, il est jeune, il va fonder une famille, pourquoi ne le nomme-t-on pas? Que vaut ma vie? Soudain, je crie, je me révolte, et je dis non, non, prenez ma vie pour la sienne, qu'est-ce que j'ai encore à faire? A 53 ans? Ne connaissant ni l'anglais ni le néerlandais, juste le français et même plus le latin? Pourquoi moi et pourquoi pas lui?
Un cri silencieux sourd dans mes entrailles. Je n'ai pas crié comme ça quand je l'ai mis au monde. J'ai une affreuse envie de pleurer, et je ne peux pas le supporter.
***
Car c'est l'intensité de mon cri silencieux (bel oxymore...) qui m'a réveillée. Il me faudra du temps pour me remettre de ce cauchemar où les couleurs, les bruits, les voix et même les accents furent nets. Heureusement, ce n'était qu'un cauchemar.
Heureusement ou non.
Car le pire, c'est que ce cauchemar, combien de millions d'êtres humains l'ont vécu ?