Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Variations de regard
21 juillet 2015

Départ & sentiments (2)

Isabelle était sous le coup de la révélation, je le sentais bien.

Elle me voyait sous un jour nouveau, et j'étais navrée. Je me rendais compte à quel point cette amitié m'était devenue précieuse, tout au long du temps gris pendant lequel Anton était loin. Je ne voulais pas la perdre. Elle m'avait distraite de ma peine, de mes souvenirs, des images, des sensations, encore tellement vivantes, tellement présentes. Aucune que je ne regrettasse, tout au long de mes insomnies, au tréfonds de moi-même. Et pour oublier, pour atténuer les sentiments, les sensations, j'ouvrais le tiroir de ma table de nuit et j'avalais un somnifère.  Je suis terriblement classique. Si je me drogue, c'est à coup de drogues permises... Mais le réveil n'en était que plus solitaire, que plus âcre, et il fallait me lever, dans une maison à demi désertée, partir travailler, m'occuper, redonner un sens à ma vie. Lui donner son sens, susurrait ma raison. Oui lui redonner son sens, son sens d'avant.

Je ne suis pas naïve au point d'écrire qu'avant lui, je n'existais pas. Ce n'est pas vrai. J'ai été mariée, puis veuve, j'ai eu des enfants, et, à l'époque où nous nous sommes rencontrés, un matin de printemps, la maison était vraiment la maison du bonheur, avec mon père, avec Pierre, que les enfants aimaient comme leur père, avec Paul et son amie, et Marie, ma fille. J'aimais lire, avec passion, j'accompagnais Pierre, dans des expositions, je m'intéressais aux études des enfants, j'avais beaucoup de chance de collaborer avec  l'ancien associé de mon mari, et qui avait repris avec moi la gestion du bureau d'architecture qu'ils avaient fondé.

Je n'avais pas le diplôme requis, mais j'avais toujours dessiné, je pouvais faire le secrétariat et assurer aussi bien la communication, les réunions que l'arrosage des plantes vertes. 

***

"Pourquoi ne m'as-tu pas dit?" a été sa première question quand nous nous sommes retrouvées seules, un peu isolées.

Anton s'était éloigné, mais il nous observait. Je savais qu'après Isabelle, il me faudrait l'affronter lui. Je m'attendais à tout, reproches, silence, tristesse, je ne sais pas. Nous nous aimions toujours, quand nous nous sommes quittés. Mais c'était un amour décroché de la réalité de tous les jours, des moments de passion, auxquels nous donnions libre cours, aussi souvent que nous le voulions et que nos obligations nous le permettaient. Parfois, cela me faisait peur, ce qui avait peut-être infléchi ma décision dans le sens de la rupture.

"Mais comment pouvais-je savoir?" ai-je gémi. "Toi non plus, tu ne m'as rien dit..."

"Je voulais te faire la surprise. Je le trouvais trop, trop, mais tu le sais bien... Enfin, apparemment." - elle avait un petit ton désabusé pour dire cela - oui, je le savais bien. Anton était séduisant, il avait quelque chose qui forçait l'attention, quoi qu'on en eût, un parfum que j'avalais involontairement, qui restait imprimé dans mes yeux, une force d'attraction. Non qu'il fût beau, (et d'ailleurs, quelle importance?) si on y regardait de plus près, mais très vite, on oubliait les imperfections et puis, il y avait toute sa vie, son talent, son attention. Tout le monde était séduit. Mon fils, lui-même, ne l'avait-il pas été? J'avais cru que Marie en tomberait amoureuse, mais je pense qu'elle avait très vite compris ce que Paul ne voyait pas, se refusait à voir. Et puis, sourdement, j'avais peur. Et un peu honte. Cet homme plus jeune que moi. Je me voyais vieillir, et lui demeurer l'astre qu'il était devenu. Je le voyais entouré de femmes, je me voyais abandonnée, dépendante, mendiante, j'avais peur de me perdre.

Et je m'étais perdue plus sûrement que si j'avais simplement accepté ce qui nous était arrivé, ce qu'il avait tellement voulu.

"Oui, Isabelle, c'est Anton que j'ai connu il y a deux ans. Nous avions décidé de vivre ensemble. C'est de l'apprendre que Paul l'a si mal pris. Avant de finalement s'en aller, ajoutai-je, non sans amertume. "Pierre était son allié. Mon père était désolé. Marie était neutre. Je pensais parfois que nous deux, cela ne tiendrait pas. J'aurais pu penser: cela tiendra le temps que cela tiendra, et après, on verra bien. Mais tu sais bien que le "carpe diem", ce n'est pas mon genre. Nous nous sommes séparés. Et avant de te rencontrer - tu sais ce que ton amitié a été, est pour moi - j'ai traversé l'enfer, le Sinaï, la géhenne..."

"Ce que tu peux être restée catho parfois..."me dit-elle en souriant.

J'éclatai de rire. Isabelle et son anti-cléricalisme.

"Je pense que c'est un diable bien inoffensif, tu sais..." - elle méditait - "Après tout, il savait bien qu'il me plaisait. Il aurait pu tenter l'aventure, j'aurais dit oui sans hésiter. Mais maintenant, je sais que ce n'est même plus la peine d'y penser. C'était donc ça, qui le retenait? Mais tu te rends compte, Christine? Cet homme qui t'aime encore ? Mais qu'est-ce qu'il y a bien pu avoir entre vous? Dis le moi..."

"Je te raconterai un jour. Promis. Enfin, ce que je peux raconter. Je crois que maintenant, je vais devoir aller lui parler. Tu ne m'en veux pas trop?"

"Mais pourquoi t'en voudrais-je? Je n'arrivais pas à être tout à fait sûre de moi. Je sentais quelque chose qui me tenait éloignée de lui. Je ne pouvais imaginer. Je pensais qu'il était lié à quelqu'un là-bas, il me disait souvent non, que c'était plus compliqué que cela. Jamais il n'a fait allusion à toi. Et pourtant, il m'a beaucoup raconté de son enfance, de sa jeunesse. Mais toujours, il semblait y avoir une pierre d'achoppement, un silence. Un secret."

"Oui, je sais. Je connais aussi sa vie d'avant."

"Bien" soupira-t-elle, "maintenant, vas-y, il t'attend..."

"Et Pierre?" hésitai-je encore...

"Je m'en occupe. Va. Ce n'est plus de ton ressort, tu sais bien que tu ne peux rien pour Pierre..."

Je retraversai la foule. Inquiète et soulagée. Scandalisée par mon égoïsme. Reprise par le cercle magique qui excluait les autres.

Pour l'instant.

Anton était isolé, maintenant. Lui avait regardé les oeuvres, plans, photographies, esquisses, sculptures, maquettes. Y avait-il pensé? Y avait-il quelque chose de lui, ici? Je n'avais même pas consulté le catalogue. Il me regardait venir, mais son visage était indéchiffrable. Je me sentais me liquéfier, refoulant les images de notre intimité passée. Je m'approchai. Nous ne parlions pas. A quoi bon? Après un moment de silence, il me prit par le bras. Devant tout le monde, cette fois.

"Viens." dit-il seulement. "Allons-nous en".

Je sentis à nouveau son léger parfum, et ce fluide, entre nous. Cette sensualité. Comme les mots sont pauvres, pour nommer cette chose. Comme les mots sont pauvres. L'idée de Pierre m'effleura. Puis me quitta. Nous reparcourûmes les salons clinquants, les couloirs de marbre, la cage d'escalier miroitante. Des pans de miroirs cassés nous reflétaient. Noirs et blonds. Et toujours. Il ne me lâchait pas. Quelques regards surpris nous croisaient, nous suivaient. J'avais déjà connu cela, cette sensation curieuse, de bonheur éclatant, de vanité et de honte mêlés. Je voulais parfois retirer mon bras, m'éloigner, n'aimant pas les démonstrations en public, faire semblant de ne pas être avec lui, faire semblant de ne pas être une femme faible et sottement amoureuse... 

...

Nous sommes dehors, en pleine nuit. C'est une nuit d'été. Les fontaines sur la place font un merveilleux bruit de pluie. Je repense à Versailles, au mois de mai, quand débutent les grandes eaux musicales. A sa fraîcheur. Nous errons le long des façades, des coins et des recoins. Lui me serre de près. Nous avons à peine parlé - inutile. Nous sommes dans l'ombre. Pas très loin de l'hôtel de maître où nous nous sommes retrouvés. Seuls dans la capitale.  J'ai retrouvé cette hâte qui fait à la fois brûler les étapes et donne envie de tout arrêter - pour mieux repartir. Jusqu'où irons-nous, ici, où n'importe qui peut nous surprendre ? Où irons-nous après? La nuit ressemblera-t-elle aux autres nuits - aux pires nuits après lesquelles je voulais tout arrêter? Et je recommençais.

Mais cette fois, il y a ce sentiment d'inéluctabilité. Ma faiblesse, rendue d'autant plus grande par la longue solitude. A moins que ce ne soit ma force et ma vie qui ressurgissent.

Et puis, cette fois, plus rien ne nous sépare. Je suis seule. Seule avec lui. Au bord de perdre la tête, perdre, retenir, perdre, retenir... Comme un tissu fragile qui se déchire. "Pourquoi tout ce noir?" murmure-t-il, en écartant définitivement les pans de mon deuil - jusqu'à ma peau blanche. Il a retrouvé tous les chemins de mon corps.

Et son souffle est brûlant.

***

Là-bas, en ce lieu où nous nous sommes retrouvés, Isabelle est en train d'expliquer à Pierre que je ne reviendrai plus jamais.

Tilda Swinton. Io sono l'amore, 2009.

Tilda Swinton, Io sono l'amore, 2009.

Publicité
Publicité
Commentaires
A
Super, il y a une suite et elle est belle! Je vais vite lire la partie 3 :)
Répondre
P
Oui, mais je ne sais pas si je saurai tenir le rythme. Aaaah! Je le devine Walrus, tu aimes mieux MAR-CEL !!!!!!!!!!!!!!!!
Répondre
W
J'ai toujours dit que tu étais douée !<br /> <br /> (Même si ce n'est pas mon genre favori de littérature)<br /> <br /> Bises !
Répondre
Variations de regard
Variations de regard

Quartz Rose ou pas, je suis toujours Pivoine... Me revoici, avec, pour fil conducteur, des souvenirs de Bruxelles, des balades en d'autres lieux. Donc, musardons ensemble, un peu au hasard, nous verrons bien où nos pas nous mènent

Publicité
Newsletter
Publicité