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Variations de regard
6 novembre 2017

Le conte du lundi

C'est chez Lakévio, le conte du lundi, avec deux consignes :

Commencez impérativement votre texte par la phrase suivante : "Je suis née à quatre heures du matin, le 9 janvier 1908, dans une chambre aux meubles laqués de blanc, qui donnait sur le boulevard Raspail." (Simone de Beauvoir)

Terminez impérativement votre texte par la phrase suivante : "Je vais laisser pousser ma moustache, décida-t-il" (JP. Sartre).

sally storch a la fenêtre

"Je suis née à quatre heures du matin, le 9 janvier 1908, dans une chambre aux meubles laqués de blanc, qui donnait sur le boulevard Raspail."

A ce point-là de sa lecture, autant dire la première phrase du livre, "l'incipit" comme disent les Français, mais qui emploient un mot latin, Phyllis déposa son livre - en langue originale - sur le lit. Puis, elle se leva pour regarder dehors. Des pensées étranges la traversèrent.

N'était-ce pas un peu "exhibitionnist" comme situation? C'est ce qu'on dit, non? 

Le mot était vraiment compliqué à retenir. Elle sentait son coeur palpiter...

D'un côté, l'extérieur, la nuit, les chambres de l'autre...

De l'autre, les prendrait-elle, ne les prendrait-elle pas? Là, dans le tiroir de la table de nuit, il y avait plusieurs flacons. Savoir si elle allait vider le contenu, ou tout jeter dans la toilette, s'asseoir sur le lit, réfléchir, et continuer de lire, une fois sa décision prise. Il lui fallait d'abord réfléchir. Elle revécut des scènes de sa jeunesse. Un jour au collège, alors qu'on étudiait la littérature française, elle avait feuilleté l'anthologie et elle était tombée sur ce passage des vacances de la jeune Simone de Beauvoir à Meyrignac, dans la propriété du grand-père. Et si tout le livre était aussi fascinant?  Alors, elle l'avait lu un jour. Et elle s'était demandé... Qui serait-elle? Simone? Celle qui passe l'Agrég? Ou Zaza, l'amie sacrifiée ?

Pour le moment, il lui semblait qu'elle était plutôt l'amie sacrifiée. Mais c'était un peu de sa faute. Elle avait opté pour la facilité, c'est-à-dire Bob. Et voilà qu'ils s'étaient durement opposés. Voilà ce qui l'avait amenée là, ce soir. La guerre les avait tellement changés! Il l'avait vue, la France, lui, mais elle ne pouvait imaginer dans quel état. Elle ne retrouvait plus le jeune homme un peu fou de l'Université de Princeton, toujours là pour entraîner les filles de Wellesley dans leurs folies. Il parvenait même à l'entraîner, elle, qui était si sage. Et puis, l'interruption brusque. Pearl Harbour avait changé le cours de leur vie.

Et puis, parce qu'elle aussi, elle avait voulu servir, les études, tant pis, on verrait plus tard, un autre homme était venu. Et elle l'avait écouté. Il haïssait la guerre. Luke. Il y avait perdu la mobilité. On le suspectait même de sympathies communistes. Il n'était que pacifiste. Pour lui, elle s'était dépouillée de ses ensembles à la Anne Fogarty, de ses chapeaux, de son maquillage, de toute sa sophistication copiée dans le Ladie's Home Journal.  C'est simple, ils s'aimaient. Situation classique. D'un côté, son mari, homme de devoir et de rigueur. De l'autre, Luke, qui lui a appris le plaisir...

Et la voilà, là, simplement vêtue de son fond de robe, celui de tous les jours, devant la fenêtre, insoucieuse des regards ou des tentures frémisssantes. Mais elle allait aussi tirer les stores. Se retirer dans sa chambre aux couleurs opaques. Et reprendre le livre, exactement à la phrase où elle l'avait laissé. Et penser.

Elle se demandait si elle verrait un jour le parc de Meyrignac. Ou un autre, qui lui ressemblerait. Un paysage, quelque part, en Sologne, en Bourgogne, pourquoi pas? Ou dans le Bordelais? Et Paris? La Sorbonne? Elle aimerait bien étudier à la Sorbonne. Sans se dire qu'une ancienne de la Sorbonne n'aurait peut-être pas imaginé avoir la chance d'arpenter le campus de Wellesley.

En attendant, il y avait au moins ce livre à lire. Elle ouvrit d'abord le tiroir de la table de nuit. Elle prit les plaquettes et consciencieusement, libéra les comprimés de leur gangue, jetant le tout dans la cuvette de la toilette. Elle tira la chasse et les couleurs se mélangèrent à l'eau chimique, teintée du vert de la porcelaine. En compensation, en retournant dans sa chambre, elle boirait. Quelque chose de sec. Un whisky sour. Il fallait bien ça pour se préparer au retour. Que diraient-ils, l'un et l'autre, en la revoyant ?

Luke, elle ne savait pas. Il était si totalement imprévisible. Il lui demanderait peut-être tout simplement de le rejoindre au lit.

Mais l'autre, le sien, elle savait d'avance ce qu'il dirait, après l'avoir embrassée sur le front : quelque chose d'aussi nul, mais nul, comme :

"Je vais laisser pousser ma moustache..."

Oui, oui, elle l'imaginait bien écrivant laborieusement un texte, le pendant mâle de celui de Simone de Beauvoir, lui qui ne pouvait concevoir (un comble!) le gouffre d'où elle avait émergé. Il terminerait sa prose, satisfait de lui-même, d'elle et de la terre entière, non, non, pas de la terre entière, de l'Amérique plutôt! De l'Amérique seulement... Et de son Président. 

Et son excipit à lui, à coup sûr, ce serait, comme dans la vraie vie:

"Je vais laisser pousser ma moustache" décida-t-il...

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Commentaires
V
Description d'un instant, celui avant le coucher, propice aux rêveries... Quelle activité intellectuelle au pied du lit !
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P
Peut être qu'elle va aller lui dire qu'elle ne l'aime plus?<br /> <br /> Peut-être que là dans cette chambre elle va décider de sa vie. Cette vie qui n'appartient qu'à soi... <br /> <br /> Merci Colette pour ton passage.
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C
Le mari n'a vraiment pas le beau rôle !!! elle sait qui elle aime, mais quelque chose la retient avec le mari......quoi donc ??
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R
Un texte , une certaine connaissance , intelligence se distille au fil de ta narration <br /> <br /> J'ai bien apprécié te lire <br /> <br /> Bonne journée <br /> <br /> @ bientôt
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P
Merci Célestine... C'est curieux comme les choses viennent... Et si on fait le bilan de nos textes...<br /> <br /> <br /> <br /> Il y a<br /> <br /> <br /> <br /> Le point de vue de la femme...<br /> <br /> Celui de l'homme...<br /> <br /> Ou le rapport à Simone.<br /> <br /> Ah son 'on ne naît pas femme on le devient '<br /> <br /> Je me demande toujours ce que j'en pense...
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Variations de regard
Variations de regard

Quartz Rose ou pas, je suis toujours Pivoine... Me revoici, avec, pour fil conducteur, des souvenirs de Bruxelles, des balades en d'autres lieux. Donc, musardons ensemble, un peu au hasard, nous verrons bien où nos pas nous mènent

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