La fausse bonne idée
Une de vos bonnes amies, en 1ère année de fac, a eu une idée de génie. On est entre mi et fin janvier (je pense)... Bientôt la Saint-Valentin.
Est-ce que ce ne serait pas le moment de "chercher" un petit ami? (Au marché du Midi?)
Elle-même a renoncé à ses rêves d'amour (elle est amoureuse depuis longtemps d'un bel Espagnol... Et parle espagnol, comme quoi), mais elle s'est enfin décidée à "sortir" avec un "prétendant".
Il faut dire qu'en fac de Lettres, sur 80 personnes à peu près, le sexe masculin n'abonde pas. Et - post-adolescence aidant - n'est pas très à son avantage. Si on retire du lot ceux qui sont pris (ils sont rares) et les timides homosexuels qui meurent de peur à l'idée qu'on les devine, cela réduit encore l'échantillon.
Enfin. Un des gars de la section Lettres (celui qui lit sa grammaire latine comme moi je lis du Delly - et à cet âge-là, je ne lis pas encore Delly, je lis Roland Barthes, pour faire comme tout le monde) vient de rompre avec sa petite amie. Ou plutôt, sa petite amie l'a plaqué. Vu comme ça, entre les cours, et mis à part sa grammaire latine, il n'est pas antipathique.
Votre bonne copine a donc décidé d'essayer de vous coller ensemble, lui et elle, pardon, et vous.
Vous vous dites "pourquoi pas?" (Première d'une longue série de "Pourquoi pas?" qui, la plupart du temps, ne vous mèneront pas très loin). Vous ne savez plus comment la chose s'est mise en place, vous vous souvenez juste d'un verre que vous avez pris ensemble, dans un bistrot proche de l'unif, et où il y a eu - manque de pot - (c'est le cas de le dire), une descente de police et un contrôle d'identité. Mais vous ne buvez pas et vous ne fumez pas. Si, quand même, à l'époque, vous fumiez un peu... Mais rien d'illicite évidemment. Bref, quand vous sortez du café et retournez au cours, vous avez un petit ami flambant neuf. Enfin, c'est plutôt lui qui a une petite amie "flambant neuve", si je puis m'exprimer ainsi.
Votre première sortie ensemble consiste à aller au cinéma. Il vous offre un verre, et sur le temps que vous sirotez un diabolo menthe, il enfile trois jus d'orange. Dans vos conciliabules avec vos copines et votre mère, il restera toujours "l'homme aux trois jus d'orange"... Charmant, il vous disait aussi que sans sa petite amie précédente, il se sentait comme "ce cendrier" (geste vers un cendrier sur la table) sous lequel il n'y aurait plus eu de table.
Vous n'entrerez pas dans les détails - si ce n'est que la première chose qu'il vous a dite - c'est qu'il ne vous épouserait jamais. Vous avez dix-neuf ans, vous sortez aussi d'une déception sentimentale - qu'il n'imagine même pas et dont vous ne lui parlez surtout pas - et bien entendu, vous lui assurez très sérieusement que vous n'avez pas du tout l'idée de vous marier. Là, il vous contredit: "mais si, les filles pensent toujours au mariage..." Vous argumentez un peu, mais pas trop longtemps, sentant que c'est une cause perdue. Vous commencez à trouver qu'il est gonflant et pas très malin. Vous avez plutôt envie d'aller au cinéma, vous balader, que sais-je moi? Danser, pourquoi pas (il vous emmène d'ailleurs à une soirée dansante - dans un centre communautaire où tous les hommes, ou presque, portent une kippa. Et là, vous vous êtes bien amusée - car vous aimez danser.)
Voilà pourquoi il vous a prévenue que vous ne vous marieriez jamais. Son frère sort déjà avec une jeune fille qui n'entre pas dans les vues de sa mère et entend bien continuer. Quant à votre petit copain d'occasion, lui ne compte pas entrer en conflit avec sa famille pour une fille qu'en somme, il n'aime pas. Malgré cela, sa mère vous a un jour invitée à manger chez eux, et c'était d'ailleurs délicieux. Le reste (bien que sans gravité heureusement), ne vous a pas plu du tout... Hum.
Entre alors en scène une autre "bonne copine" de fac, que son petit ami vient aussi de plaquer... On les voyait partout, excusez-moi, je vais être très familière, se rouler des patins d'enfer. Au point que certains étaient choqués. Ou trouvaient, peut-être, que ce n'était pas l'endroit. La conjonction se fait donc naturellement entre elle et votre désormais pseudo petit ami (que vous mettez beaucoup de soin à éviter, voire à fuir) Quand vous les apercevez au carrefour, en haut de la célèbre avenue Paul Héger, alors que vos amies vous disent "mais elle est en train de te le piquer, fais gaffe". Vous répondez "oui-oui" en soupirant.
En votre for intérieur, vous dites que ce serait très bien (mais pas très glorieux, bien sûr).
En réalité, ils se consolent de leurs chagrins d'amour en toute amitié. Enfin, c'est ce qu'elle vous dit.
Alors, comme un brave petit soldat que vous êtes, un jour, vous prenez votre courage à deux mains et vous allez le voir en lui disant qu'il vaut mieux en rester là. Et vous vous séparez. Vous n'aurez même pas duré jusqu'à la Saint-Valentin. A vrai dire, vous êtes soulagée d'un grand poids.
Et que sont-ils devenus?
Vous, on le sait...
La première "bonne copine" a offert des After eights (chocolats à la crème de menthe) à son petit d'ami de la Saint-Valentin, et puis l'a quitté. Elle a fini par se trouver un autre petit ami et par l'épouser. Aux dernières nouvelles, ils sont toujours mariés.
Lui est mort. A 35 ans. Vous l'avez appris plus tard, incidemment. Et en vertu du principe que "le monde est vraiment très petit". Mais qu'est-ce qu'il a bien pu fabriquer? On a vaguement colporté quelques rumeurs, mais bon, en fin de compte, quelle triste histoire... En outre, ils venaient de Pologne, d'Allemagne et d'Ukraine. C'est dire où une branche au moins de sa famille a été engloutie.
Le hasard a fait que vous avez parfois vu le nom de son frère (qui semble s'être marié avec la fameuse jeune fille qui ne convenait sans doute pas à leur mère) sur des annonces de causeries littéraires - et en-dehors de Bruxelles.
La dernière bonne copine, s'est mariée avec son second petit ami, a eu un enfant, après des années, et puis, son mari l'a plantée là. Mais ça, c'est une autre histoire...
Elles n'étaient pas belles les années => d'université ?