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Variations de regard
14 mai 2021

Contraction de temps...

Je vais rentrer à la maison. Je ne sais pas si je reviens du Sacré-Coeur (à pied par la rue Américaine, avant et après la place Leemans), ou de l'arrêt du bus 38, certainement pas du lycée, peut-être, qui sait, de la rue de la Presse... Mais je suis arrivée au passage piétons de la chaussée de Vleurgat. Je passe devant la vitrine de La Malmaison, antiquités... Puis je prends la rue Van Eyck. Rapidement. Je suis presque à la maison. Je rentre tout naturellement chez moi, et je ne me pose aucune question sur ce qui m'y attend, puisque c'est chez moi et que mes parents sont là.

Je passe devant chez "le traiteur" qu'on surnomme parfois "le fils du traiteur" - probablement parce qu'ils sont traiteurs de père en fils, et les fenêtres des cuisines de cave sont toujours ouvertes, laissant s'échapper des odeurs délicieuses. Parfois, on a déposé des "pierres" de glace qui attendent de descendre dans les frigos. Parfois, elles achèvent de fondre sur le trottoir. Les maisons commencent à m'être familières. Celles d'en face. Avec sa loggia. L'hôtel de maître des P*** Et de notre côté, l'immeuble à appartements. La maison des voisins.

Puis, chez moi, le 33. Je sors ma clef, et j'entre. Le verrou n'est pas mis. Parfois, avant même de me débarrasser de mon manteau (d'abord, j'ai crié "ouh! ouh!" ou dit "c'est moi!"), j'entre dans le salon pour dire bonjour. Mon père et ma mère sont là. Mon père est dans son fauteuil, près de sa petite table, où il  y a son journal, ses mots croisés, son dictionnaire, le carnet d'adresses, des revues, un crayon. Il lit le journal ou il fait des mots croisés. Ou il lit un livre.

Ma mère est dans le divan, pas très bien assise, parce que ce n'est pas le meilleur divan qu'ils aient acheté. Elle tricote, ou elle regarde une revue, elle ne lit pas, parce qu'elle est plutôt du genre à lire au lit. Sauf s'ils sont allés à la bibliothèque, chez "Lectura" et même alors. Je jette mon sac dans le second fauteuil et je les embasse.

Je suis chez moi. Ils sont là, je suis tranquille, en sécurité, absolument, totalement...

Ma mère met ou enlève ses lunettes (elle n'a jamais pu se décider pour une paire convenable). Et me regarde gentiment. "Ca a été ta journée?" ou "Comment vont E*** et Vincent?". Je dépose mon manteau, et je m'assois cinq minutes, le temps de reprendre ma respiration. Il fait agréable dans ce salon. Il y a le grand tapis orange, la table de salon, le dressoir en acajou - pas pratique pour un sou et qui finira en lamelles de bois - avec le tourne-disques... La radio.

Si ça se trouve, la télé est allumée, parce que mes parents regardent "Des chiffres et des lettres" ou "Questions pour un champion" ou les deux . Pour un peu, je pourrais voir le chat... Couché en rond sur le tapis orange.

Je dis que tout le monde va bien, ou que ça a été à l'école. Ou que ça a été au bureau. Que Vincent va bien. C'est curieux, parce qu'aujourd'hui, j'irais directement me faire un thé. Et là, non, rien. Le thé n'est pas aussi couru qu'à l'heure actuelle... Je pense qu'il y a toujours la cafetière bleue Melitta, avec le filtre, et le café refroidi qui attend (et que je vais jeter discrètement dans l'évier, si ça se trouve)...

Dans quelques minutes, je vais pendre mon manteau, enlever mes chaussures et monter dans ma chambre - ou dans mon salon. Ca dépend si on est en 1980, en 1989 ou en 2000.

Rien ne me pose question, à ce moment-là. Même si ma mère est bien maigre... Mais elle est là, bien vivante. Douce, silencieuse, avec ses publicités à côté d'elle, parce qu'elle pense déjà aux courses de samedi. Et sa pile de romans policiers d'un auteur dont j'ai oublié le nom (ses romans se passent dans des réserves indiennes). Ou ses Jane Austen que je lui ai offerts, l'un après l'autre.

Elle est toujours habillée de même. Et coiffée de même. Ses cheveux en petit chignon strict, dans sa nuque. Une jupe, un chemisier, deux gilets l'un sur l'autre et une de mes anciennes écharpes roulée autour du cou - elle a mal au dos, au cou... Mais elle se tient archi-droite. Elle parle avec une voix qui ressemble à la mienne, elle me dirait bien "ça va, Minette?" (mais elle ne m'appelle plus Minette depuis 1982). Ou alors, elle porte sa toilette des "cérémonies" ou des invitations : un ensemble jupe droite, beige, chemisier pékiné en soie, ses bijoux, un peu de poudre, un peu de rouge à lèvres (rose nacré), avec un soupçon de "Madame Rochas".

Le monde extérieur a cessé d'être trépidant, traumatisant. Même s'il l'est toujours. La fenêtre ouverte, dans le "living", donne sur le jardin et la cour. Les rhododendrons sont en fleurs, les iris, les roses, le lilas, les oiseaux pépient, un voisin tond sa pelouse, les arbres frémissent dans le vent. J'habite à côté de l'avenue Louise et je n'ai aucune conscience de ce que cela peut représenter aux yeux des autres. Et quelques mois plus tard, par un après-midi de septembre où j'aurais dû être au travail, dans le même salon, à la télé, je verrai les Twin Towers s'effondrer.

Mais à ce moment-là, Je suis une privilégiée, je le sais. Et c'est parce que je suis à la maison, et que mes parents sont là. Que mon père va parler de ses courses à la Bascule, de son coiffeur (où il emmène parfois Vincent pour une bonne coupe), d'un voisin, surnommé PPH - il s'appelle Pierre-Paul PH***, du fromager ou du dentiste. Ou de "Monsieur Lectura". Mes parents donnent des surnoms à tout le monde.

Mon frère n'est pas là, mais il est chez lui. C'est un peu comme si tout le monde était là, de la famille.

Mes parents, miraculeusement ressuscités, tellement présents dans ma mémoire, mon frère et ses trois enfants - même mon petit-neveu, Emilien - et Vincent. Séverine est assistante sociale, Thomas travaille à l'environnement et est activiste potagiste. Victoire termine ses études d'infirmière... Vincent ses humanités ou ses  études de traduction.

Ma mère est morte le dimanche 4 mars 2001, il y a vingt ans. Son anniversaire était le 3 mai, on fêtait son anniversaire et la fête des mères en même temps - on sortait le service bleu "Rusticana"... Et des petits gâteaux de chez Nihoul (ou de "La Parisienne" - ananine ou pensée ou gâteau de Gênes pour moi qui n'aime ni les ananines ni les "pensées") voire... Tout simplement un cake aux pommes fait à la maison.

(...)

Je ne sais pas ce que je ferais si je pouvais retourner en arrière. Lui dire "maman, soigne-toi?"  ...

Mais ce qui compte, ici et maintenant, c'est de marcher rue Van Eyck, jusqu'à la maison, de rentrer ma clé dans la serrure, et de savoir que mes parents sont assis là, dans le salon, à m'attendre...

maman

Maman en 1948.

avenue du Roi Chevalier

Mon père et Vincent.

Thomas

L'activiste potagiste à deux ans o;)

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Commentaires
E
Comme ce texte est magnifique et touchant !
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P
C'est vrai que j'aurais pu le mettre en forme avec photoshop.
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P
Très belle ode pleine d'émotions pour la fête des mères<br /> <br /> Ta plume me touche <br /> <br /> Tu sais c'est ce genre de texte que tu devrais mettre dans un recueil avec une illustration <br /> <br /> Bon sang tu pourrais faire des merveilles .....
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D
Toute nouvelle ici, je suis extrêmement touchée par ton écriture. Très touchée. Ce va et vient entre passé et présent, entre ce qui a existé et ce qui n'est plus, ce qui nous permet de revenir vers notre propre passé. Merci pour tes mots. Ton écriture sensible et profonde à la fois. J'aime. Très jolie ta maman.<br /> <br /> Bonne soirée Pivoine
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L
Je lis ce texte remarquable, plein d'une émotion pudique, très puissamment évocateur, qui mériterait amplement sa place dans un recueil de nouvelles, et j'admire ta plume, vraiment, tout autant que la photo de ta très jolie maman, qui rappelle les portraits de Studio Harcourt, et le magnifique poupon blond éclaboussé de lumière!<br /> <br /> Et merci de ta fidélité, qui me touche énormément♥
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Variations de regard
Variations de regard

Quartz Rose ou pas, je suis toujours Pivoine... Me revoici, avec, pour fil conducteur, des souvenirs de Bruxelles, des balades en d'autres lieux. Donc, musardons ensemble, un peu au hasard, nous verrons bien où nos pas nous mènent

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