Le conte du lundi de Lakévio du Goût n° 107
Et voici ma proposition pour le Conte du lundi du Goût des autres...
Félix Valloton, Intimité.
" Ce qui serait vraiment bien c’est que votre histoire, car j’espère que ce sera une histoire, c’est qu’elle commençât par « Flotte très lentement couchée en ses longs voiles » et qu’elle finît par « C’est qu’un matin d’avril ».
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"... Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles..."
Sur le grammophone, le disque tourne et ondule doucement... La lumière se reflète dans le vinyl noir, le bras sursaute parfois, et l'aiguille dérape, atterrit sur un autre sillon... De sorte que les mots que l'on perçoit sont juste ceux de ce vers-là... Pourquoi s'arrêter tout d'un coup sur Ophélie et son malheur?
C'est la vie, et non la mort, qui les appelle. Alors, il prend doucement la jeune femme, douce et réservée, dans ses bras, et ses lèvres s'approchent de son oreille, lui détaillant les mots du poème un à un.
Elle n'écoute pas vraiment les mots. Elle entend surtout sa voix. Profonde, qui résonne étrangement en elle. Et ces accents la bouleversent plus sûrement qu'aucune promesse, aucun serment d'amour. Cette voix lui rappelle celle qu'elle a entendue il n'y a pas si longtemps, dans un rêve, au petit matin, et qui l'a brusquement arrachée au sommeil.. Une voix qu'elle entendra encore longtemps, jusqu'à ce qu'elle meure, elle aussi. Comme Ophélie. Mais en attendant, les lèvres douces effleurent le lobe de son oreille, s'en écartent, reviennent... Se prolongent en baisers légers, légers, presque imperceptibles. Elle a l'impression de flotter, telle Ophélie. Entre deux mondes. Il y a le rêve, le feu mourant, le crachotis du bras du tourne-disques...
" Sur l'onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles... "
Et puis l'ardeur, la chaleur, qui peu à peu, la raniment, la sortent de son rêve, de cet étrange vague à l'âme.
Pourtant, il murmure encore. Et de son oreille à son coeur, la flamme s'est propagée... Qui a embrasé son corps. Tout entier...
Ils en sont arrivés à
" C'est que la voix des mers folles, immense râle,
Brisait ton sein d'enfant, trop humain et trop doux;
C'est qu'un matin d'avril... (...) "
Enfin, il retourne s'asseoir, à ses pieds, appuyant sa tête sur ses genoux. Content. Ils restent immobiles. Recueillis. Ne se préoccupant plus du bras qui s'est bloqué sur un sillon, et tressaute, répétant indéfiniment...
C'est qu'un matin d'avril. C'est qu'un matin d'avril. C'est qu'un matin d'avril...