Les multiples approches de la réalité... (3)
Tenons-nous en à la réalité la plus rationnelle.
Vous avez quatorze ans et demi. Presque quinze. Vous faites le désespoir de vos parents, après une cinquième latin-grec ratée, un changement d'école, une cinquième latine recommencée et deux échecs en maths et en physique. Examens de passage réussis, tout de même, grâce aux cours de vacances.
Vous commencez votre quatrième (6-5-4), comme vous avez commencé l'année précédente. Sans beaucoup plus de maturité. Vous vous mettez au moins deux profs à dos (latin et néerlandais), vous réussissez en mathématique, vous épatez la prof d'histoire parce que vous savez à quoi sert le Carbone 14 (mais ça ne durera pas - le fait de l'épater), vous avez une professeure de français jeune et dynamique, mais qui vous donne, comme chaque année, du La Fontaine (Le héron) et du Molière (le Bourgeois gentilhomme) et de la grammaire. Et vous allez au théâtre revoir le Bourgeois gentilhomme (avec bonheur d'ailleurs) par un beau dimanche d'automne, avec l'école...
Au bout d'un certain temps, vous redessinez dans vos cahiers pendant les cours...
Et vous discutez garçons, maquillage, fringues, premier baiser et chanteurs de charme (en réalité, vous vous en fichez, des chanteurs de charme) avec vos nouvelles copines.
Et puis, elle vous a repérée. Pourquoi vous? Et comment? Elle trouve que vous écrivez bien, que vous travaillez bien (ah bon?) et elle voudrait que vous participiez davantage aux cours. Elle va le répéter sur tous les tons pendant toute l'année scolaire. Or, vous êtes timide, un peu, ou pas, allez savoir. Le fait est que son insistance va vous toucher.
Finalement, qu'êtes-vous pour elle? Une élève qui écrit bien, oui. Qui se débrouille en grammaire, en analyse, en conjugaison, en orthographe. Vous pensez: sans plus. Pour elle, ça semble extraordinaire. Pour les textes, c'est encore un peu brouillon. Vous aimez un vers de Max Jacob, du "Cornet à dés", qu'elle vous fera connaître. Un extrait du Songe, de Vercors. Et puis, il y a Zadig, Micromégas... Et Montesquieu.
Au fur et à mesure des années suivantes, vous vous "éveillerez", et vous aurez envie de la rejoindre dans ce monde de la littérature qui semble tellement plein de richesses. Donc, vous allez vous mettre à travailler. Et à lire. Elle ne vous dira plus jamais si vous êtes une bonne élève ou pas, non. Vous l'entendrez dire un jour par un autre professeur. Vous serez étonnée, et vous vous ferez toute petite, toute petite... Pour qu'on vous oublie. Ne pas faire de vagues, surtout.
Et puis, finalement, pour elle, vous serez une élève comme les autres. Ni plus ni moins. C'est ça qu'il faut se dire.
Le reste est si évanescent, si impalpable, si infime... Est-ce que cela a vraiment existé ? Cela quoi, d'ailleurs? Oui, quoi? Exactement? Rien, c'est peut-être quelque chose. Ou pas. Et le temps passera... Un jour, plus tard, vous la reverrez. Et elle vous parlera. Vous lui montrerez, enfin, ce que vous avez écrit. Oh, c'est si imparfait, si maladroit... Des écrits de jeune femme. Naïve, sentimentale, idéaliste, et qui se croyait poète.
Et honnêtement, elle vous répondra. Deux jolies lettres, quand même (celles-là, vous les avez gardées).
Et puis, rien, c'est tout.