L'enfant de Vieille Maison
Le jeu de Lakévio, un tableau, un texte, autour d'une maison, cette fois-ci :
Roland Lee
Les murs roses lui rappelaient quelque chose. Oui. Le moulin de Tidmarsh. En Angleterre. Dora Carrington.
C'était le premier vernissage d'exposition auquel elle allait avec Guillaume. Elle le voyait, de loin, conversant avec des connaissances. Elle se réjouit. Et regarda la maison peinte avec amour et délicatesse par une artiste de la région. La naïveté du tableau la faisait un peu sourire, mais elle savait que l'on ne sourit que lorsqu'on méconnaît tout ce que l'artiste y met, de soi et d'amour.
Et après tout, sa maison intérieure ne ressemblait-elle pas un peu à cela, à moins que?
Elle passa doucement sa main sur son ventre. L'enfant y était lové, dans sa bulle liquide, comme dans une maison rose aux fenêtres illuminées. Une profonde transformation s'était opérée en elle, depuis qu'elle avait accepté son amour pour Guillaume, l'idée de leur mariage, la transplantation dans la région de Forges, et l'installation dans la vaste maison de ses parents à elle, dont ils occupaient une aile. Là, ils se retrouvaient à deux. Elle eût craint de vivre au quotidien avec sa belle-mère. Elle avait eu peur que celle-ci ne la regardât encore avec méfiance, elle qui avait longtemps dédaigné son fils bien-aimé, mais qui ignorait comment ils s'étaient enfin trouvés, in extremis. Seuls Guillaume, Isabelle et leur ami Benoît savaient.
"Cette maison semble vous rendre bien songeuse, Madame..." fit une voix au ton légèrement ironique, derrière elle ; elle se retourna. Guillaume était arrivé près d'elle, sans bruit, accompagné d'un critique d'art venu de Bruxelles. C'était une relation de ses parents. Mais elle ne lui avait jamais parlé. Elle était si jeune! Et ses séjours à Forges n'étaient pas assez réguliers, ces dernières années - mais elle connaissait sa réputation sulfureuse. Assurément, lui qui goûtait plutôt l'art contemporain, devait regarder cette exposition avec une certaine commisération. Pendant qu'ils faisaient les présentations, elle ressentit un fort agacement. Guillaume la regardait avec son sérieux habituel, elle était aimable, polie, souriante, et l'homme s'écoutait parler.
"Aimez-vous cette peinture, chère Madame? Elle est si parfaite. On pourrait écrire dessous, ou sur le fronton, "Une chaumière et un coeur". Son air ironique s'accentuait. "Ma foi, il me prend pour une gourde" se dit-elle. Par provocation, elle allait répondre "certainement", elle l'avait peut-être murmuré même, mais Guillaume intervint et s'adressant au journaliste, répondit simplement: "j'ai omis de vous dire que mon épouse est historienne d'art."
Mais Isabelle n'avait pas envie d'expliquer. Elle n'avait pas envie de parler de "Vieille Maison" à cet inconnu. Ni de ses parents. Ni de ses études. Ni du collège, où elle donnait cours. Elle avait juste envie de rentrer avec Guillaume, à la maison et de se reposer. Alors, ils s'excusèrent auprès de lui, et s'en allèrent, faisant le tour de leurs connaissances avant de rentrer chez eux.
L'homme la regardait de loin. Il ne s'était pas questionné sur cette jolie femme blonde, vêtue de mousseline aux tons délicieusement mauves, bleus, fondus l'un dans l'autre. Simplement elle lui avait plu. Maintenant, il la reconnaissait. Il l'avait aperçue, parfois, adolescente, avec une bande d'amis. Donc, elle s'était mariée ici. Quelle étrangeté! Il regarda encore la maison et se demanda ce que réellement, elle en pensait. C'était une gentille chose, pour lui, que cette oeuvre, peinte avec amour, il voulait bien en convenir, mais enfin, transposant sa question personnelle dans la réalité de leur rencontre, il se demandait si cette femme pourrait se satisfaire d'une vie comme dans ce tableau.
Mais déjà, Isabelle et Guillaume, dehors, riaient de l'incident et, main dans la main, s'apprêtaient à rentrer chez eux. Leur ancienne passion. Leur amour mutuel, la vie de tous les jours. Tout cela, en un instant, leur avait fait rejeter l'homme inconnu dans les ténèbres de l'avenir.